A l’heure où blanchit la campagne

Echapper à la mêlée médiatique permet de retrouver l’une des denrées les plus rares de notre époque survoltée : le temps. Temps qui, sur une ferme, prend une dimension particulière. D’un côté celui après lequel l’éleveur court pour accomplir les tâches quotidiennes ; de l’autre celui des saisons qui influent sur l’organisation de ces tâches. D’un côté celui des gestes immémoriaux, de l’autre celui de l’évolution technologique qui, tout en pérennisant ces gestes, les transforme sans cesse.
Des fermes de toutes sorte qui m’accueillent régulièrement aux quatre coins de France, aux fermes provisoires que sont les salons agricoles, je dois écouter puis répondre à des dizaines de questions, noyée dans une forêt de perches, de micros et de bras. Ces déplacements sont indispensables : ils me permettent à la fois de confronter mes idées à la réalité d’une conjoncture toujours complexe, mais aussi de donner un écho national à des revendications et à des situations souvent minimisées ou caricaturées. Impossible parcontre de m’y consacrer pleinement aux subtilités des savoir-faire qui me sont présentés, de répondre à ces invitations qui me sont souvent lancées à l’occasion d’un trop bref échange, de prendre ce temps que j’évoquais tout à l’heure.

C’est pour toutes ces raisons que la nouvelle étape de mes déplacements auprès des Français est une ferme. Le Gaec Chesnel-Lebigot se situe dans la commune du Teilleul, aux confins sud du département de la Manche. Une commune rurale typique du bocage normand, où chaque hameau, chaque colline compte encore une exploitation agricole. J’y suis accueillie pour le café du matin par Mariline Chesnel. Le temps d’enfiler une cote, et nous rejoignons son mari Serge dans la salle de traite. Sur deux rangs, les vaches s’y serrent en bon ordre, le pis gonflé. Nettoyage des mamelles, pause des griffes pneumatiques, soin des trayons, les gestes sont sûrs et parfaitement rythmés. Deux heures tous les matins, deux heures tous les soirs, sept jours sur sept. Pendant ce temps, le fils de Mariline et de Serge a attelé la mélangeuse au tracteur et commence à nourrir les bêtes. C’est la particularité de cette ferme : cinq associés s’y partagent les tâches. Deux générations soudées autour d’une même passion, l’expérience et la pugnacité de la première, l’envie et la volonté d’innover de la seconde. En cette période de crise, l’alimentation du cheptel est une préoccupation importante. Mariline et ses associés ont fait le choix de l’autonomie : produire au maximum sur l’exploitation ce qui nourrit les bêtes. Plusieurs expériences sont en cours, d’autre seront menées au printemps afin de trouver le meilleur équilibre, celui qui permet d’assurer la bonne santé des animaux et la qualité de la production, tout en supportant les cours du lait les plus bas jamais vus en France.

Visite d'une ferme en Normandie

C’est aussi l’heure du repas pour les veaux et je ne peux que m’attarder dans les deux nurseries. Les plus jeunes tiennent à peine debout, les plus âgés jouent dans la paille et s’enhardissent jusqu’à approcher ces drôles de visiteurs qui, ce jour-là, discutent dans leur bâtiment. Des voisins nous ont rejoints. Au milieu des conversations, des témoignages, qui malgré la pudeur sont difficiles à entendre, comme celui de cette exploitante et de son fils récemment installés qui pensent devoir mettre la clé sous la porte d’ici quelques mois si rien ne change.

Visite d'une ferme en Normandie

Je découvre ensuite une autre partie de l’exploitation (un autre “atelier”) consacrée à l’engraissement des taurillons. Répartis par petits groupes, ils profitent aussi de la qualité d’une alimentation produite à la ferme après avoir passé la saison précédente aux champs. Un système typiquement français qui n’a rien à voir avec les “feed lots” américains que l’on tente en ce moment de nous imposer avec le Traité transatlantique (TIPP), où les bovins sont entassés par dizaines de milliers et piqués aux hormones. Enfin, la porcherie : également nourris avec la production de la ferme, les animaux y sont engraissés (les naissances sont organisées dans une autre ferme des environs) avant d’être vendus, pour la moitié d’entre eux, à un circuit de distribution local. Une manière de mieux rémunérer le producteur, indispensable au vu des cours catastrophiques du porc depuis deux ans, et d’assurer une traçabilité irréprochable aux consommateurs.

Visite d'une ferme en Normandie

Malgré les difficultés et la crise dont personne ne voit pour le moment la fin, la volonté de ces agriculteurs de continuer à produire de la qualité et leur attachement au travail bien fait m’impressionnent. Ils nous nourrissent et nous sommes une immense majorité de Français à leur en être reconnaissants. Ils n’en vivent plus, ou très mal au regard du travail fourni, et nous devrions pouvoir les soutenir le plus efficacement possible. C’est la raison pour laquelle je me bats en faveur du patriotisme alimentaire : une alimentation saine et accessible pour nous, des revenus équitables pour eux et les emplois qui vont avec dans nos départements ruraux. Pour que nos agriculteurs puissent travailler, nous, politiques, devons prendre nos responsabilités. Notre agriculture ne doit plus être l’éternelle monnaie d’échange du grand souk qu’est la mondialisation. C’est aussi pour cela que je me bats contre Bruxelles, véritable bras armé de ce chaos ultra-libéral imposé au nom du dogme du libre-échange. Nous voulons l’étiquetage obligatoire mentionnant l’origine de tous nos aliments ? Imposons-le malgré Bruxelles ! Nous voulons pouvoir favoriser les produits français dans les appels d’offre des marchés publics (soit des dizaines de millions de repas servis chaque année et financés avec l’argent des Français) ? Imposons-le sans délais ! Nous ne voulons pas ruiner encore plus nos éleveurs et nous laisser imposer les produits bas de gamme américains aux normes sanitaires et environnementales désastreuses ? Suspendons les négociations du TTIP et des autres Traités de libre-échange !

Visite d'une ferme en Normandie

Assurer un avenir à nos campagnes et aux milliers de jeunes qui reprennent des fermes ou souhaitent s’installer prochainement est tout sauf ce combat d’arrière garde que moquent ceux qui n’enfilent jamais une paire de bottes. C’est assurer notre avenir à tous et plus encore celui de nos enfants. Le temps des fermes, le temps de la transmission des savoir-faire n’est définitivement pas celui plateaux télévisés et des lubies à la mode si vite périmées. C’est une ressource précieuse que nous devons tous préserver.

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